Il peut arriver que l’intérêt d’un texte relève davantage du symptôme qu’il constitue que des analyses et opinions qu’il expose. Tel est le cas d’un article intitulé « Repenser l’anarchosyndicalisme »*, récemment paru dans le Monde libertaire. L’ambition du titre, il est vrai, pouvait susciter bien des attentes. La signature de l’auteur, précisant son appartenance à Sud Étudiant, ne faisait qu’augmenter la curiosité…
Son objectif étant explicité, que nous disait-il, cet article ? D’abord, il faisait quelques constats pertinents, parfois évidents : que le syndicalisme constitue encore, malgré sa tiédeur généralisée, un rempart contre les ambitions du patronat ; que la tiédeur, le caractère si peu offensif des « appareils » syndicaux, s’explique en partie par le fait que les « bases » sont moins offensives que ce qu’on imagine dans la chaleur des mouvements sociaux ; que ce que Tomás Ibañez – cité en exergue de l’article, mais pour tout autre chose – appelle l’imaginaire subversif s’est transformé et n’est plus ce qu’il était au cours de la première moitié du XXe siècle, rendant inaudible les appels à la grève générale ou à la guerre sociale ; que la plupart des termes constitutifs de l’identité des anarchosyndicalistes ne sont plus précisément définis, actualisés, repensés, depuis longtemps, trop longtemps ; qu’ils se sont peu à peu déphasés d’avec la réalité de l’exploitation capitaliste mondialisée… Autant de constats que d’autres ont déjà fait, mais qu’en l’absence d’avancées théoriques ou organisationnelles d’ampleur il est bon de rappeler. Certes.
Au-delà de ces succinctes analyses et de quelques autres, l’article propose ensuite une stratégie pour « renouveler » l’anarchosyndicalisme.
Mais au fait… de quoi parle-t-on ? Anarchosyndicalisme ? La définition qu’en donne l’auteur reste vague, polysémique… ce qui peut, ici, très bien convenir à la pensée libertaire, privilégiant l’action à l’essence. La stratégie proposée par l’auteur devra donc être interprétée comme étant sa définition de l’anarchosyndicalisme.
En guise de stratégie, en somme, l’article invite les libertaire à intégrer les syndicats majoritaires, là où sont les travailleurs. Leur tâche serait de « conscientiser et radicaliser les luttes du monde du travail », « d’intégrer » ce monde étrange et de se coordonner entre libertaires pour y peser… Il n’y aurait dans cette optique « aucun intérêt pour les libertaires à s’isoler dans des organisations minuscules » explicitement anarchosyndicalistes.
Écueil éthique
De quelque point de vue qu’on la considère, une telle rhétorique suppose de se vivre et d’agir comme une sorte d’avant-garde. L’une des forces, l’une des beautés de l’anarchosyndicalisme est sa prédilection pour l’exemple sur la propagande. Montrer, bâtir et développer nos instruments et pratiques d’émancipation semble tout de même plus cohérent avec le corpus de pensée libertaire que de s’enferrer dans des logiques que les marxistes n’ont que trop pratiquées. Mais passons.
Écueil tactique
Une stratégie « d’intégration » (verra-t-on refleurir la défunte consigne maoïste, l’établissement ?), ne peut mener qu’à l’échec. Au sein d’une organisation syndicale « classique », les organes de pouvoir sont l’objet d’âpres luttes, d’obscures négociations et alliances. Les militants syndicaux dont c’est le métier (rémunérés pour assurer des fonctions dirigeantes), et certains groupuscules politiques seront toujours plus habiles que les libertaires sur le terrain des luttes d’appareil. Notre corpus éthique – encore lui – nous disqualifie d’emblée pour rivaliser avec les apparatchiks des syndicats réformistes. L’alternative est alors, soit d’abandonner pratiques et principes libertaires pour entrer dans la grande compétition des appareils, soit de n’y pas s’intéresser et de ne militer qu’à la base. Oublions la première, reste la seconde : n’agir qu’à la base au sein d’une organisation pyramidale, ou des dirigeants se font appeler « patrons », négocient aux ministères et décident de l’arrêt d’une grève quand ils se sentent débordés, revient à travailler pour eux. Inciter la base à déborder les instances dirigeantes ? L’histoire ne démontre rien, mais indique tout de même des tendances… Où, quand a-t-on vu une direction syndicale capituler face aux revendications de sa base ? Est-il nécessaire de rappeler que dans un syndicat « classique » tout est organisé à l’image de l’État, c’est-à-dire que la légitimité du pouvoir ne peut être remise en cause ? Est-il besoin de convoquer l’amertume des milliers de militants syndicaux, lassés d’avoir à se battre en interne comme en externe ?
Écueil d’espace et de temps
N’est-il pas déjà assez compliqué de porter la voix libertaire dans la société pour avoir à se battre, en plus, au sein de sa propre organisation syndicale ? L’une des raisons essentielles de la difficulté à faire naître des logiques révolutionnaires au sein du syndicalisme – comme ailleurs à vrai dire – est l’absence de transmission. De génération en génération, les révolutionnaires doivent tout réinventer ; ceux qui pourraient le devenir doivent, sans cesse et sans cesse, franchir des barrages d’a priori, imaginer laborieusement ce que, peut-être, des ainés auraient pu rapidement indiquer. En cela d’ailleurs, l’article auquel le présent texte est une forme de réponse, semble caractéristique : qui se souvient des dizaines d’années et des innombrables efforts déployés par les anarchistes au sein de FO, voire de la CFDT ? Où sont-ils, les héritiers de ces militants ? Qu’en reste-il ? Où s’est délitée toute cette expérience ? Où s’est perdue toute cette énergie ?
L’anarchosyndicalisme proposé par Guillaume Goutte dans son article, noyé dans les marais des organisations syndicales officielles, est un anarchosyndicalisme condamné à la minorité, à l’opposition interne, à la faiblesse.
L’anarchosyndicalisme n’a réellement pesé sur le cours de l’histoire que quand il s’est constitué en organisations puissantes. Peu importe qu’elles aient été confédérées ou fédérées (CNT, FORA…), internationalement organisées (AIT, IWW…) ou puissants syndicats autonomes, peu importe qu’elles aient regroupé les travailleurs en syndicats d’industrie ou de métier. L’essentiel est qu’elles bénéficiaient en interne d’une cohérence de pratiques et de principes (émaillées de conflits internes, certes). Adopter une telle optique permet de s’atteler à la construction d’espaces où mettre en pratique les principes libertaires, permet de pérenniser l’engagement et de n’avoir pas – en principe – à gaspiller son temps en stupides querelles d’appareil. Cela permet d’éviter l’écueil de la prépondérance du réformisme que porte nécessairement le syndicalisme, en articulant luttes pour des améliorations de la vie quotidienne et développement d’une force capable, un jour, de bouleverser l’ordre économique et politique.
Mais à vrai dire, à se stade, on peut bien se poser la question de la pertinence du choix de la lutte syndicale pour celui qui porte des aspirations de transformation sociale. La réponse qu’apporte l’anarchosyndicalisme organique – c’est-à-dire, comme évoqué précédemment, développé en organisations syndicales organiquement conformes à leurs pratiques et objectifs – peut être qualifiée d’opportuniste. Elle consiste à se doter d’outils de lutte améliorant les conditions de vie quotidienne, tout en développant une organisation capable d’agir sur le cœur du capitalisme, la production de biens et de services. En d’autres circonstances historiques peut être que des organisations luttant d’autres façons seraient plus efficaces. Rien de nouveau.
Et c’est de cela, de cette absence de nouveau que le texte auquel celui-ci répond est un symptôme. Il ne propose rien de nouveau qui n’ait déjà été longuement tenté ; sa définition de l’anarchosyndicalisme, noyé, soumis aux directions syndicales, peut finalement se résumer par : les anarchistes doivent se syndiquer. Qu’on est loin de l’anarchosyndicalisme… Comment ne pas voir en de telles considérations le symptôme de la difficulté de certains libertaires à penser le présent et l’avenir ?
Que l’anarchosyndicalisme organique doive évoluer, c’est certain. L’alternative est la disparition, ou l’existence groupusculaire. Évoluer vers la prise en compte des mutations de cet imaginaire subversif cité plus haut ; vers l’impulsion de vastes chantiers de reformulation de sa pensée, de ses analyses, de ses projets de société ; vers l’ouverture à d’autres formes et pratiques de lutte et de développement ; vers une maturité, une confiance, qui lui permettra de préférer la prise de risques à la stagnation dans le confort de certitudes d’un autre siècle. Là se travaillent les nouveautés.
Mais pour s’atteler à de telles activités, il faut en être.
Jean Morse, Syndicat de l’Industrie Informatique – CNT
* « Repenser l’anarcho-syndicalisme », article paru dans le Monde libertaire hors série n°42, juillet – septembre 2011 : http://www.monde-libertaire.fr/syndicalisme/14760-repenser-lanarcho-syndicalisme-de-la-necessite-dun-constant-renouvellement