Le mardi 15 mai 2012 a fait l’effet d’une bombe dans l’univers des jeux vidéos. Pour le commun des mortels, ce fut sans doute un jour normal, mais pour les joueurs du monde entier, ce fut la sortie de Diablo 3, la suite tant attendue de la série des Diablo, autrement dit un événement dans le milieu des geeks. Le jour même, 3,5 millions d’exemplaires du jeu se sont vendus, soit la vente la plus rapide de tous les temps pour un jeu vidéo.
Jusque-là, pas de surprise, mais très vite, problème. Les jours suivants ont vu la colère des joueurs se déchaîner contre Blizzard, l’emblématique entreprise états-unienne éditrice du jeu. Des pétitions et des réclamations ont fusé sur tous les forums. Motif : impossible de jouer, en raison de l’indisponibilité récurrente des serveurs de Blizzard, car c’est la nouveauté qu’apporte Diablo 3 par rapport à ses prédécesseurs : il impose une connexion à Internet permanente. Si pas d’Internet à la maison, pas de jeu. Si les serveurs de Blizzard tombent, pas de jeu. Pourtant, il ne s’agit pas d’un jeu de type MMORPG, c’est-à-dire multi-joueurs en ligne, mais un jeu auquel on joue ordinairement seul. Pour le joueur, il est donc totalement inutile de jouer via Internet, le jeu « en local » suffit amplement. Donc, colère.
Cela étant dit, on pourrait considérer que ces déboires ne font que frustrer quelques accros de jeux vidéos boutonneux, qui gagneraient à mettre leur nez dehors lorsque leur jeu favori est indisponible. Peut-être, mais il est intéressant d’aller plus loin. Pourquoi Diablo 3 impose-t-il le online ? Pourquoi Blizzard conçoit-il un jeu d’une manière a priori absurde ? Ah ! Capitalisme tout puissant, quand tu nous tiens !
Pour comprendre, reprenons les bases. Un jeu est, comme un livre ou un disque, et que nous le voulions ou non, un bien marchand de « l’industrie culturelle ». Il rapporte donc de l’argent, même beaucoup d’argent. Pris sous cet angle, le tout-online prend sens. Tout d’abord, puis-je vendre d’occasion un jeu qui est menotté à un compte Internet hébergé par l’éditeur du jeu ? Non. Ensuite, puis-je utiliser une version piratée du jeu ou même seulement le modifier moi-même quand il est contrôlé en permanence par le serveur de Blizzard ? Non, ou en tous cas beaucoup plus difficilement.
C’est l’explication officielle de Blizzard pour justifier son tout-online : la lutte contre le piratage. Est-ce qu’il n’y aurait pas là le même relent méphitique que chez les défenseurs d’Hadopi et ACTA ? Ah bah si, tiens ! Il ne faudrait surtout pas que quelques méchants pirates jouent sans payer le jeu, même si, malgré le colmatage de ces prétendues fuites de revenus, le prix des jeux ne cesse de grimper depuis 15 ans (60€ pour Diablo 3 en téléchargement !). Bizarre, Blizzard…
Ce type de DRM (système de contrôle des outils numériques) est aujourd’hui courant sur beaucoup de jeux vidéos, qu’il s’agisse d’une authentification initiale sur Internet ou d’une connexion permanente (un peu comme si Ikea traçait vos meubles pour vérifier ce que vous en faites à la maison). Contrôler les joueurs pour maximiser les profits, nous sommes bien dans le capitalisme, mais ce n’est pas fini, il y a bien mieux, ou comment la spéculation peut gangrener le jeu vidéo. Impossible ? Bien au contraire.
Explications. Diablo 3 est un jeu de type RPG, c’est-à-dire un jeu de rôle. Le joueur incarne un personnage au travers duquel il entre en interaction avec le monde virtuel du jeu : il tue des monstres, ouvre des portes, ramasse des objets, etc. Le personnage est évolutif, et doit notamment changer régulièrement son équipement (casque, épée, bottes, etc.) pour devenir plus fort. Les monstres tués, entre autres, donnent des objets, c’est ce qui est appelé le loot. En théorie, donc, le loot permet au joueur d’être autonome dans le jeu, en équipant son personnage avec ce qu’il trouve, mais bien sûr on ne trouve pas toujours l’équipement qui nous convient, donc un éditeur comme Blizzard, futé, créé l’Hôtel des Ventes (HDV), une sorte de bourse où les joueurs peuvent s’échanger leurs objets. Jusque-là, pas de problème, jusqu’à ce que Blizzard annonce deux Hôtels des Ventes : l’un en argent virtuel, l’autre en argent… réel. Qu’est-ce à dire ? C’est simple, dans le premier, on peut acheter à un joueur un objet virtuel avec notre argent virtuel gagné dans le jeu. Avec le second, on peut acheter un objet virtuel avec notre argent réel (via PayPal). Petite précision : comme tout se passe chez Blizzard, l’entreprise se prend un pourcentage sur toute transaction. Maximiser les profits, on vous dit…
Et alors, diront certains ? Il suffit de refuser de payer en argent réel. Certes, mais c’est là que peut intervenir la spéculation. Imaginons des bandes de traders qui achèteront tout de suite les objets les plus recherchés sur l’HDV en argent virtuel pour ensuite les vendre sur l’HDV en argent réel. Blizzard lutterait-il contre ce genre de dérives ? Des dérives qui lui rapporteraient gros ? Autorisons-nous le scepticisme. Ajoutons que ce scénario des traders est tout à fait réaliste, quand on connaît d’autres dérives existantes, comme les milliers d’exploités chinois qui travaillent au farming, c’est-à-dire à la génération d’objets ou d’argent virtuels, qu’ils vendent ensuite via eBay ou des forums. Ainsi, Blizzard n’invente rien, mais veut canaliser et contrôler ce farming, pour le monétiser.
Cerise sur le gâteau : des rumeurs courent sur de possibles trucages du loot, à savoir que dans les hauts niveaux du jeu, les joueurs ont constatés une faible génération « naturelle » d’objets, qui les oblige à passer par l’Hôtel des Ventes pour terminer le jeu. De là à imaginer que Blizzard pousse volontairement les joueurs vers l’HDV, il n’y a qu’un pas. Cela dit, il est trop tôt pour accréditer cette théorie, d’autant que les Diablo ont toujours été basés sur le principe de longues heures de jeu pour dégoter le bon matériel. L’HDV en argent réel n’est ouvert que depuis le 15 juin, donc il reste à attendre et à observer jusqu’à quel point Blizzard a sombré.
Qu’a-t-il bien pu se passer ? Comment en est-on arrivé à ce que Blizzard, jadis figure de proue de l’innovation des jeux PC et fer de lance de la création d’univers originaux, se retrouve si bas ? Comment expliquer qu’un vendeur de la Fnac en rupture de stock le surlendemain de la sortie vous explique que la pénurie générale (générale !) ne peut être que voulue par Blizzard pour maximiser l’achat en ligne sur son site, qui lui rapporte plus que via les intermédiaires ?
La réponse pourrait tenir en un nom : Vivendi. À l’origine, Diablo premier du nom a été développé par une petite équipe de passionnés, qui avait créé une société nommée Condor. Ils ont vendu le concept de leur jeu à Blizzard, qui a alors racheté la petite Condor pour en faire Blizzard North, qui a ensuite également développé Diablo 2. Puis les passionnés de Blizzard North sont partis, et la division a été dissoute. Diablo 3 est différent. Diablo 3 a été développé par ce qui est aujourd’hui Activision-Blizzard, une division détenue majoritairement depuis 2008 par… Vivendi SA. Et dans le même temps, le marketing a remplacé la passion du jeu, les développeurs créateurs ont été supplantés par de simples vendeurs de licences. Coïncidence ? Ce doit être ça…
Guillaume, Syndicat de l’Industrie Informatique – CNT