La science commence dès le moment où l’Homme prend conscience de son environnement et systématise sa curiosité – produit de son instinct de survie – pour le comprendre et l’expliquer. Cette curiosité innée fonde la science et devrait être toujours présente au cœur de l’activité scientifique. Cet objectif de la science, comprendre et expliquer, s’applique à ce que sont les choses et les phénomènes, ce que nous observons et ce que nous sentons. La technique commence lorsque nous voulons tirer de l’utile de ce savoir ; alors entrent en jeu les intérêts particuliers des Hommes, et inévitablement les polémiques et les affrontements. Mais ce n’est plus de science qu’il s’agit.
La science serait de nos jours la Vérité dominante ; mais nous vivons dans des sociétés « ascientifiques » (95 % de Français paraissent ne pas s’intéresser aux sciences et seulement 2 % ont reçu une formation scientifique post-baccalauréat) et les divergences entre scientifiques, aujourd’hui, ne se manifestent pas ou peu sur des fondamentaux, mais plutôt sur des détails techniques, concernant la validité de telle ou telle procédure technique.
La faute aux mathématiques et au capitalisme
Comme la science conserve un caractère provisoire et qu’il est inéluctable que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, pour certains, les « chercheurs de Vérités absolues », elle ne serait qu’un conte, une fiction narrative, une opinion parmi d’autres ; pour d’autres, « les critiques du système capitaliste », les mécanismes sociaux et la soumission des scientifiques aux intérêts économiques feraient de la science un instrument au service exclusif des puissants. Ces positions entraînent que sur le plan social le système de décision traite les détenteurs du savoir à peu près comme des outils et que le rôle des intérêts économiques, financiers, politiques est masqué. Ces deux critiques sapent la confiance dans la science alors qu’il n’existe aucune méthode en dehors d’elle pour démontrer quoi que ce soit, laissant ainsi le champ libre aux pires régressions, non seulement scientifiques et techniques mais aussi politiques et sociales. Nous avons parfois de la peine à savoir d’où parlent les gens: des « scientifiques audacieux » s’avèrent être des ultra réactionnaires sociaux et vice-versa il n’est pas rare que des « révolutionnaires audacieux » rêvent de savoirs artisanaux et paysans, de traditions perdues, de petits ponts sur la rivière et détestent les ponts qui enjambent les fleuves, les barrages qui les emprisonnent, et les satellites et les fusées qui encombrent le ciel bleu.
Complexité
Parmi les facteurs de mise en cause des sciences, l’un des plus importants est la mathématisation de la physique. La mathématisation est à l’origine de plusieurs phénomènes convergents qui tous tendent à renforcer l’autonomie du monde scientifique et en particulier de la physique, instaurant ainsi une très forte coupure sociale entre les professionnels et les amateurs ; la science est devenue un vrai coupe-gorge pour les voyageurs insuffisamment préparés. Et pourtant, depuis les Grecs, la géométrisation de la physique est évidente, et d’un point de vue logique la physique – sauf la physique théorique à son plus haut niveau d’abstraction – telle qu’elle se présente par exemple en théorie de la relativité ou en mécanique quantique, est la plus simple des sciences de la nature car elle n’énonce qu’un petit nombre de lois générales qui s’appliquent à un grand nombre de phénomènes. Beaucoup de ceux qui protestent contre l’envahissement des sciences par les mathématiques, alors que la physique est plus que jamais « géométrisée », mais sous la forme de géométries nouvelles (non euclidiennes, non commutatives, espaces abstraits, etc.), s’inquiétant de la « désubstantialisation » de la matière, en mettant l’accent sur les aspects relationnels, ne jugent pas bon de protester contre le mouvement « moderniste » qui a privilégié l’enseignement des mathématiques dites « modernes » (théorie des ensembles, algèbre de Boole, tables de vérité, algèbre binaire, etc.), qui, si elles peuvent présenter une utilité en philosophie, et pour certaines d’entre-elles en informatique, sont de bien peu d’utilité en sciences. Et ceci au détriment essentiellement de la géométrie, y compris dans les petites classes des lycées. Cette discipline dont on ne sait pas bien si elle doit faire partie des mathématiques ou de la physique, est d’une grande importance non seulement dans la vie courante parce qu’elle permet, sans doute mieux que toute autre discipline, l’apprentissage du raisonnement et la familiarité avec les objets du plan et de l’espace, mais aussi de développer des qualités d’imagination et des compétences techniques liées au maniement d’instruments de dessin.
La science devient un métier
La première révolution, la révolution copernicienne, ayant été assimilée vers la fin du XIXe siècle nous assistons depuis 1905 (relativité et quanta), à une autre révolution et à une accélération sans précèdent de la connaissance en physique et en chimie. Faudra-t-il attendre la fin du XXIe siècle pour que les recherches de pointe en cours aboutissent et que ses résultats soient assimilés et fassent partie de la culture scientifique de l’honnête homme du XXIIe siècle ?
Tandis que la révolution industrielle va accélérer le développement technique, la science et notamment la physique va connaître sur la même période un développement considérable. Ces deux révolutions sont d’ailleurs étroitement imbriquées, bien que la recherche fondamentale et ses applications soient souvent espacées dans le temps – le progrès technique, en retard par rapport aux avancées scientifiques, en est la démonstration – et réciproquement le progrès technique découlant des sciences appliquées et de l’ingénierie allait permettre, avec là aussi un certain retard dans le temps, de valider certaines hypothèses scientifiques
De fait la nouvelle physique, théorie de la relativité ou mécanique quantique, échappe à partir de 1905 à la compréhension commune. La science devient plus complexe et spécialisée ; elle ne pourra plus être appréhendée par le tout venant studieux, comme elle l’était auparavant. Ce phénomène d’incompréhension entraîne celui du rejet, qui va parfois jusqu’à la haine. Une des caractéristiques de ce phénomène est qu’il s’est moulé dans les grands conflits et querelles idéologiques du XXe siècle. Les nazis prennent prétexte du fait que la plupart des scientifiques précurseurs des théories de la relativité (Einstein qui en fut l’initiateur, mais aussi Minkowski, Levi-Civita, Grossmann, etc. qui ont fourni les outils permettant sa modélisation), étaient d’origine juive pour déclencher des campagnes antisémites en distinguant une science allemande et une science juive ; les nationalistes français quant à eux associent « la géométrie » à la science « allemande » et « la finesse » à la « science française », et les socialistes « scientifiques », les staliniens, s’inventent les concepts de science « bourgeoise » de science « prolétarienne ». Des savants renommés, pour certains prix Nobel, se sont associés à la débandade. Reste pour l’honneur des sciences allemande et française que les scientifiques les plus compétents (Planck, von Laue, Heisenberg, Sommerfeld, Hahn, Hilbert, Langevin, de Broglie, etc.) se sont tenus à l’écart des manipulations idéologiques de quelques-uns de leurs confrères et compatriotes.
Les révolutions scientifiques viennent rappeler à tous que la physique est, partiellement au moins, un savoir substitutif, une vérité technique du moment, au sens où une théorie physique peut en remplacer une autre et que par conséquent la connaissance cesse d’être un miroir mental de l’univers pour devenir un simple instrument à manipuler la matière. De là aussi qu’il est vain d’opposer science et technique, platoniciens et positivistes. Si comprendre et expliquer compte parmi les deux taches principales des scientifiques ils ne devraient pas sous-estimer les prédictions et les expérimentations montrant la conformité des mesures avec les théories, car c’est dans une « activité » et seulement dans le « faire » que s’opère la connaissance du monde. Les philosophes qui parlent de théorie de la connaissance et qui n’ont jamais rien fait, fabriqué, réalisé, construit, soigné, labouré, qui n’ont jamais agi personnellement sur la nature, nous semblent parler de ce qu’ils ignorent. L’on pourrait dire la même chose des partisans du capitalisme financier pour lesquels la seule chose qui vaille est l’extorsion de la plus value et qui dans le monde occidental font des services l’alpha et l’oméga de l’avenir des sociétés, oubliant qu’en les poussant trop loin, en ne fabricant, en ne construisant, et en ne produisant plus rien, le contact avec la matière et avec la nature se perd, et donc par là même contribuent à faire régresser les connaissances scientifiques et techniques et à dissuader la jeunesse de l’étude de ces disciplines.
Entre complexification croissante et implication politique, la science a perdu son aura progressiste, un peu naïve il est vrai, pour devenir, avec une bonne dose de hargne, ce « pelé, ce galeux, dont nous vient tout le mal ».
La science est-elle soluble dans l’autogestion ?
A rebours, nous pouvons considérer que la conquête de l’autonomie de la recherche scientifique et technique est nécessaire pour empêcher qu’une minorité de privilégiés du savoir en relation avec les responsables politiques, économiques et militaires continuent de contrôler la rapide transformation de nos conditions de vie. Mais est-ce possible sans une mise en cause radicale des principes politiques et sociaux qui régissent nos sociétés ?
L’autonomie que la science avait conquise peu à peu contre les pouvoirs religieux, politiques ou économiques, et partiellement contre les bureaucraties d’Etat, est aujourd’hui très affaiblie. Les mécanismes sociaux qui se sont mis en place à mesure qu’elle s’affirmait, comme la logique de la concurrence entre les pairs et l’importance des investissements pour mener à bien les recherches, fait qu’elle se trouve au service de buts imposées du dehors. Les scientifiques préfèrent que le jeu politique décide quelles seront les orientations de la recherche plutôt que de les déterminer eux-mêmes en fonction de motivations proprement scientifiques. De ce fait, les grandes orientations de la recherche sont presque toujours décidées par des fonctionnaires politiques souvent incompétents. On peut se demander si une autre orientation des crédits ne pourrait pas les conduire à de plus grands efforts théoriques et d’interdisciplinarité (sciences théoriques et expérimentales, philosophie, sociologie, etc.). On peut se demander si ces efforts ne permettraient pas de réduire les polémiques stériles, l’inflation expérimentale et la collecte de données dont, finalement, on ne sait tirer que peu de conclusions (et qui se traduisent par des expériences dispendieuses nécessitant des investissements considérables, souvent proches du gaspillage). Tout se conjugue pour qu’au lieu d’engager des chercheurs qui feraient avancer la recherche et la connaissance, le système politico-économique estime plus important de construire la plus grosse machine possible et de promouvoir le prestige de la Nation au moyen d’expériences spectaculaires, médiatisées à outrance, les seules que les électeurs comprennent. Engager des chercheurs représente une dépense « à fonds perdus », ce qui dans le cadre du système productiviste actuel n’est pas envisageable…
Une société autogestionnaire ferait-elle mieux ? Probablement qu’elle le ferait en simplifiant considérablement les problèmes, en partant d’idées simples, à savoir par exemple que la science doit contribuer à augmenter le bien-être matériel, à l’avancée générale de la civilisation ; qu’elle doit contribuer à empêcher que les activités humaines soient source de profit pour quelques uns, que la terre soit source de rente foncière, que règne partout l’exploitation de l’Homme par l’Homme. N’ayant pas à gérer la grandeur et la domination, une société autogestionnaire s’engagerait à respecter les équilibres les plus fondamentaux.
Casser la boîte noire
Par principe, la science dans une société autogestionnaire ne devrait pas poser de problèmes insurmontables et ceci parce que la science ne peut exister que si l’Homme est libre d’étudier et de chercher tout ce que sa curiosité lui demande. Et s’il vit en autogestion, comme tout un chacun, il aura la garantie de son autonomie.
Une société autogestionnaire ne pourrait pas limiter l’autonomie des scientifiques et par conséquent n’interférerait pas dans leur activité. Ce qu’elle pourrait faire serait de développer la recherche appliquée dans tous les champs qui permettraient un vivre ensemble plus humain et plus libre, avec l’accord des populations concernées.
Il n’y a pas de contradiction entre une science totalement libre (ce qui est une condition de sa bonne pratique) et une recherche appliquée (activité technique) autogérée. C’est-à-dire avec des plans concrets de recherche sujets à des rectifications ou des abandons s’ils sont en désaccord avec les objectifs de l’autogestion.
La première chose à laquelle devrait s’atteler une société autogestionnaire serait de favoriser une ambiance culturelle dynamique, même si cela parait difficile à une époque comme la nôtre, et qui rende transparents les axes de la recherche et les prises de décision en cassant la boite noire dans laquelle les forces politiques et économiques ont enfermé la science et ses servants. Cela se ferait en détricotant les réseaux basés sur des corporatismes et des intérêts particuliers, qui œuvrent au détriment de la recherche scientifique et de la société elle-même.
Pour cela il faudrait améliorer la culture générale scientifique par l’apprentissage de l’histoire des sciences, se battre pour que la compétence ne soit pas une idéologie technocratique se présentant comme étant sans alternatives (« on n’a pas le choix »), et en finir avec la tendance à diviser les gens en possesseurs et non possesseurs d’information, en compétents et incompétents. L’émulation, mot que nous préférons à concurrence, sera probablement nécessaire pour assurer la qualité et la diversité de la recherche, de même que la sélection des scientifiques. Mais une émulation et une sélection sans casse, ni des hommes ni des laboratoires.
Si nous les autogestionnaires nous inclinons devant le jugement de la science, si nous reconnaissons la réalité du monde dans lequel nous vivons, cela ne veut pas dire que nous nous proposons de soumettre les théories scientifiques au vote majoritaire, à l’épreuve du vote démocratique, aux assemblées souveraines composées de participants non-initiés aux problèmes posés. Cela peut sembler contradictoire avec ce qui a été dit précédemment ; mais c’est une erreur d’être esclave d’un système, car s’il est appliqué trop rigidement, il peut être préjudiciable si on ne l’adapte pas aux cas particuliers. Dans les disciplines scientifiques beaucoup de choses sont inaccessibles aux profanes, s’ils essayent d’aller en profondeur dans la compréhension des problèmes. Si les problèmes restent limités aux spécialistes (techniques, concepts, limites, formalismes mathématiques, etc.) cela n’a pas beaucoup d’importance. Le problème se complique lorsqu’il déborde sur l’ensemble de la population, qui devra se définir et faire des choix. Dans certains cas, il suffirait que les experts utilisent un vocabulaire accessible et des modèles simples et compréhensibles. Mais dans la plupart des autres cas, l’autogestionnaire de base sera bien obligé de faire confiance aux experts. Ce qui pose le problème de la coopération des scientifiques, des philosophes, des sociologues et des intellectuels en général, visant à la transparence des buts poursuivis par la science, de l’état de la recherche et de l’utilisation des financements consentis par la société.
Un problème de taille
La première des difficultés de l’autogestion c’est la façon de parvenir à mettre en œuvre le « comment ».
Comment redéfinir le partage des sciences et des connaissances de manière démocratique et sans secrets ? Comment expliquer ce qu’est un secret démocratique et qui seront les détenteurs de ce secret : une avant-garde éclairée, des experts très « démocratiques » ? Les chercheurs se sentent complètement impuissants contre la machine étatique et son dirigisme. Et c’est bien là le fond du problème. La communauté scientifique est dépossédée de tout pouvoir. Tant qu’elle ne reprendra pas son pouvoir et son indépendance face aux politiques elle ne pourra rien faire. La question serait moins d’être « pour » ou « contre » la science, mais bien comment se réapproprier les sciences et les techniques de manière démocratique. Quand on dit que certains secteurs d’activité de recherche doivent rester confinés à certains experts, qu’est-ce que cela signifie exactement ? Car il y aura toujours des prétextes pour qu’un secteur soit réservé à une petite communauté d’experts. Tant que le travail auprès des populations pour concrétiser leur réappropriation des moyens de la connaissance n’aura pas été mené par une alliance chercheur-citoyen, tout ce qui pourra être dit ou fait ne sera que vœux pieux et restera lettre morte. La science a été accaparée par le politique au détriment des populations et au bénéfice de l’initiative privée et de nouvelles formes d’oligarchies. Il s’agit dès à présent de construire les outils d’une réappropriation collective de la connaissance. Le système est complètement contrôlé de haut en bas, de l’intérieur (le dirigisme étatique) et de l’extérieur (les entreprises privées). Les chercheurs, seuls, ne peuvent pas faire grand-chose car elle est restée hermétique et détenue par des experts. Actuellement, c’est la dictature d’experts autoproclamés complices d’un dirigisme étatique. Par qui et comment est définie la qualité d’expert ? Quels sont les critères, qui les définissent ? Comment casser ça ?
Comment autogérer les sciences ?
Il y a comme une panne sèche de la pensée dans les mouvements anarcho-syndicalistes et libertaires à tous les niveaux, mais au niveau scientifique c’est encore plus flagrant. Quand par hasard nos publications écrivent sur l’autogestion il s’agit dans la plupart des cas d’autogérer de petites entreprises agricoles, industrielles ou commerciales. Or si les méthodes autogestionnaires ne permettaient pas de gérer de grandes entreprises, de grands réseaux (ferroviaires, électriques, etc.) ou des instituts de recherche de pointe, l’idée même d’autogestion serait une idée creuse.
Dans le domaine précis de la recherche de haut niveau les anarcho-syndicalistes ne produisent pratiquement plus rien, plus aucune analyse depuis la mort de Kropotkine en 1921, ses meilleurs ouvrages ayant été écrits fin du XIXe siècle.
Il nous faut donc convenir qu’il y a là un problème de taille.
Pour s’en sortir, la première chose à faire serait de chercher à vraiment comprendre ce qu’ont dit et fait les scientifiques qui ont étudié, qui étudient, les structures de notre monde. La deuxième chose serait, après avoir essayé de séparer le bon grain de l’ivraie, de tenter de voir si cela nous permet, une fois compris ce qui a été vraiment dit et fait, d’en tirer quelque chose pour nos propres théories. Etudier ce que d’autres courants de pensées sociales et politiques que les nôtres ont tiré des études relatives aux sciences de la nature pourrait nous aider. Bien sur s’il y a une difficulté de taille à éviter, c’est bien le dogmatisme. Bien souvent en faisant référence aux sciences de la nature l’on pourrait avoir tendance à exporter ses modèles aux plans politiques et sociaux, et à sombrer assez vite dans des schémas rigides. C’est un risque à courir : tout ce qui a été fait depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle dans le domaine des sciences pourrait nous aider à trouver des réponses à nos interrogations sur la validité des idées autogestionnaires les concernant.
Généralement lorsque nous parlons d’autogestion nous faisons référence à la capacité des ouvriers et des travailleurs à gérer l’économie (donc la société) sans les classes dirigeantes (formées de plus en plus de techniciens dont les idées politiques s’effacent pour consolider les dominations de classe): mais cette gestion est fondée sur une appropriation collective directe des unités de production (ou de travail) de base.
Reste que si les travailleurs ont généralement accepté favorablement l’idée autogestionnaire, l’élément nouveau est le rôle des cadres et des scientifiques dans la société actuelle. Malgré la présence de cadres et de scientifiques qui sont aussi des militants révolutionnaires, une grande ambiguïté existe parmi eux concernant la validité de l’autogestion. Bien que des cadres, des ingénieurs, des scientifiques, des techniciens se sentent employés en dessous de leurs capacités, ils veulent souvent mieux organiser la production, participer au fonctionnement des entreprises, éviter les cloisonnements entre différentes entreprises d’une même branche et avoir leur mot à dire sur les axes à privilégier dans les recherches fondamentales et appliquées. Mais il est à peu près certain qu’ils ne voient pas l’aspect révolutionnaire qu’implique l’autogestion.
Et pourtant des physiciens travaillant dans le grand collisionneur de particules du CERN 1 sont fiers de dire aux visiteurs « qu’il n’y a pas de chef » et que « avec des arguments d’autorité c’est la fin de la science ». Ils pratiquent en fait une forme rudimentaire d’autogestion. Des communautés de centaines de physiciens se sont constituées, leur stratégie générale étant de laisser prospérer diverses options et de choisir celle qui leur semble la meilleure le plus tard possible, en profitant des dernières avancées de la technologie. Puis au bout de quelques années de faire le choix de celle qu’ils pensent être la meilleure option. Comment savoir quelle est la meilleure option ? En comptant sur la lente émergence d’un consensus et sur la solidarité et le talent de mandatés élus. Car les collaborateurs votent dans des sortes d’assemblées générales, chaque institut participant pesant une voix. Mais la solution n’est pas prise en fonction du nombre de voix, les chercheurs pensant que la majorité n’a pas forcément raison. Non, le système mis en place doit simplement désigner celui qui a raison. A force de discussions acharnées, d’engueulades et de persuasion, la proposition la plus conforme à l’intérêt général doit arriver à émerger et à rallier tous les avis.
Comme dans les organisations anarcho-syndicalistes, l’introduction d’éléments de décision supplémentaires, comme la multiplication des réunions – accompagnées des querelles qui s’y nouent, pourraient entraîner un alourdissement provoquant l’indifférence et une tendance des assemblées générales à devenir passives, d’autant plus que les problèmes à résoudre sont complexes. Mais il n’en est rien dans le cas des physiciens du CERN tellement les physiciens sont passionnés par leurs recherches et par leur espoir d’avoir contribué à une découverte qui ferait date.
Aussi pour que l’autogestion réussisse, aussi bien dans les sciences que dans toutes les autres activités humaines, le système social devra assurer la transmission et le développement des connaissances techniques et scientifiques pour tous sans lesquelles on ne peut pas parler d’autogestion et favoriser au moins trois choses : l’acquisition d’une bonne préparation technique, la liberté de création et la possibilité d’une appréciation finale par le public, qu’il soit grand ou petit.
Antonio, Syndicat de l’Industrie Informatique – CNT
Notes :
1 “La République des chercheurs” – Le Monde 28 juillet 2010