Depuis 2002, les gouvernements successifs ont fait voter une quinzaine de lois pour étendre l’arsenal sécuritaire du pouvoir. Cette frénésie juridique est officiellement justifiée par la volonté d’adapter les outils répressifs aux nouvelles formes de criminalité, notamment les phénomènes de bande et les délits liés aux nouvelles technologies.
Derrière ces prétextes agrémentés de cas particuliers croustillants (agressions envers les personnes âgées, « pédopornographie »…), se dessine un contrôle de plus en plus étroit de nos espaces de libertés et la privatisation croissante de ce contrôle. Dans cette optique, les nouvelles technologies, moins décriées quand utilisées par le pouvoir, sont largement mobilisées pour généraliser et automatiser la surveillance des populations.
Nouvelle incarnation de ce mouvement de fond, la Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Loppsi 2) étend encore les possibilités techniques et juridiques de soumission de toutes les facettes de nos vies à une logique de contrôle tous azimuts.
Petit tour d’horizon des régressions en cours.
Travail-Famille-Pavillon
Au nom de la prévention d’éventuels « risques pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques », le texte donne la possibilité au préfet d’expulser sous quarante-huit heures les occupants d’habitations hors normes ou illicites. Ces dénominations recouvrent pêle-mêle les campements, bidonvilles, mobil-home, maisons sans permis de construire ou les habitats choisis (yourtes, tipis, cabanes…). Les habitations incriminées pourront être détruites tandis que les occupants et les propriétaires des terrains, publics comme privés, se verront condamnés à de fortes amendes.
Manipulant l’image d’individus vivant dans un dénuement extrême et la compassion ou la crainte qu’ils peuvent susciter, le pouvoir instrumentalise la misère qu’il a lui-même contribué à créer pour réduire les possibilités d’échapper à sa logique.
Quelle comparaison établir entre la situation d’un sans-abri survivant sous tente au pied d’un pilier d’autoroute urbaine, et celle d’une famille établie en yourte au fin fond de la campagne bretonne ? Aucune si ce n’est qu’elles s’inscrivent toutes deux en marge du mode vie dominant.
En gommant les distinctions entre ces marginalités, l’une subie, l’autre choisie, le pouvoir fait coup double : il accentue encore la gestion purement sécuritaire des exclus du système, et institue la prohibition des choix de vie réfractaires au système.
Combiner droits de propriété et normes sanitaires et d’édification, est une figure de style classique des pouvoirs pour réduire l’emprise des populations sur leur choix de vie. Et toutes les occasions seront bonnes pour encore élargir les normes à respecter : détecteurs de fumée bientôt obligatoires, certification écologique… Autant de critères qui imposeront l’utilisation de matériaux, de techniques ou même de technologies spécifiques, ainsi que la contribution d’experts « agréés ». Autant de limitations de l’autonomie des populations quant au choix de leur mode de vie. Autant d’injonctions à embrasser un modèle fondé d’un côté sur le salariat, et de l’autre la sollicitation de prestataires rémunérés pour chaque aspect de nos vies.
LOPP-Story : la réalité devient télévisée
Vous avez aimé la vidéosurveillance ? Vous allez adorer la « vidéoprotection ». Armé de ce doux euphémisme, le texte autorise l’installation de caméras par les pouvoirs publics partout où bon leur semble. Les entreprises privées pourront faire de même aux abords de leurs locaux. Avec la miniaturisation des appareils, ceux-ci sont de plus en plus difficilement détectables. La couverture du territoire par vidéosurveillance est une « priorité » pour le gouvernement qui subventionne l’équipement des communes.
Impossible de traiter toutes les images issues de ces dispositifs ? Que nenni, le texte s’appuie sur les solutions logicielles de traitement automatique de flux de données. Le pouvoir s’octroie la possibilité de vérifier la conformité de nos comportements dans l’espace public avec ce qu’il en attend ; et ce en tout lieu et à chaque instant. Un pas de côté qui n’entre pas dans les grilles d’analyse des sentinelles humaines ou numériques ? Ces dernières interpréteront votre attitude comme hostile, subversive ou simplement suspecte et lanceront la réaction « appropriée ». Au nom de notre protection, c’est l’usage de notre espace commun qui se trouvera réduit à ce que nos gouvernants estiment légitime : aller bosser, consommer.
« Premier Life », « Second Life » : même surveillance
Beaucoup considèrent que les réseaux de communication numériques constituent de nouveaux espaces de liberté, loin des velléités sécuritaires des pouvoirs en place. Le gouvernement ne l’entend pas de cette oreille, car nul ne peut ignorer que la Toile est un sombre repère de terroristes et autres pédophiles. Le texte prévoit donc la possibilité d’intercepter les communications électroniques et de pénétrer à distance dans les machines des particuliers. Le pouvoir est aidé en ce sens par la structure de plus en plus centralisée des réseaux, et leur gestion par quelques grosses entreprises promptes à collaborer pour maintenir leurs bénéfices. Tout comme l’espace public, les réseaux numériques une fois nettoyés n’auront plus qu’une seule utilisation autorisée : les échanges commerciaux.
Fichage judiciaire : marquage à vie du sceau de l’infamie
Jusqu’à une époque récente, une personne condamnée par la justice pouvait bénéficier d’un « droit à l’oubli ». Les années écoulées effaçaient progressivement les « erreurs de jeunesse » de la mémoire collective, et les outils bureaucratiques permettaient encore l’« enfouissement » des dossiers. Avec l’instauration des fichiers numériques judiciaires et de police, la donne est radicalement changée. Car un fichier ne s’efface pas de lui-même et a rarement des trous de mémoire. Or la Loppsi propose d’étendre les possibilités d’inscription d’un individu dans ces fichiers. Les données relatives à une personne innocentée ne seront plus systématiquement supprimées. Alors que la taille excessive de ces fichiers et la véracité des éléments qu’ils contiennent sont largement remises en cause, il va être encore plus difficile d’en sortir. En outre, le texte prévoit l’interconnexion entre plusieurs de ces fichiers. Les recherches croisées au travers de ces différents fichiers réduiront encore les mailles du filet bureaucratique. La constitution de cette base de données conduira à la mise en place d’une hypermnésie institutionnelle revancharde, rappelant ad vitam aeternam que tel individu a un jour enfreint la loi.
Embaucher la moitié de la classe populaire pour surveiller l’autre…
La mise en application des mesures de la Loppsi et des lois qui l’ont précédée va générer activité et richesse, en quantité proportionnelle aux atteintes pour nos libertés que constituent ces textes, c’est-à-dire beaucoup. Or, dans notre monde libéral, aucune richesse ne saurait échapper à la voracité des « entrepreneurs » et autres « investisseurs ». Les délégations de service public se multiplient et le marché de la sécurité intérieure explose. Devant le nombre croissant d’acteurs privés intervenant dans le domaine, le texte prévoit la mise en place d’un « conseil national des activités privées de sécurité », chargé entre autre « d’assurer la discipline de la profession » et de « préparer un code de déontologie ». En affichant une volonté régulatrice voire « moralisatrice » du domaine d’activité, ce conseil n’a qu’un but : légitimer les appétits des officines privées pour le formidable gâteau sécuritaire. Au passage, cela permet de désamorcer les critiques d’esprits obtus, susceptibles de s’alarmer de la présence de motivations commerciales dans un domaine si sensible pour nos libertés individuelles. « Dormez tranquilles » semble nous répondre ce conseil, puisque la solution ultime est simplement de « surveiller les surveillants ».
Au-delà des atteintes à nos libertés individuelles, Loppsi 2 est un pas de plus dans la soumission de nos vies à la logique capitaliste. Un outil de destruction des autonomies populaires, visant à nous plonger dans le moule du salarié-consommateur, à criminaliser les alternatives à ce modèle et traquer ses réfractaires par un contrôle généralisé. Comble du cynisme ou simple cohérence idéologique, la gestion de ce contrôle accru est elle-même considérée comme source de profits.
Antoine, CNT STE-93